2 juin 2021

Ministres Européens en Chine: Audience impériale ou “Les Trois Royaumes”?

Par serge delain

A contrario de l’analyse simpliste proposée par RFI

https://www.rfi.fr/fr/asie-pacifique/20210529-la-chine-invite-quatre-ministres-europ%C3%A9ens-pour-tenter-de-resserrer-les-rangs

selon laquelle, la Chine essaie de limiter la casse suite à l’arrêt de l’examen des accords d’investissement sino-européens par les pays membres de l’Union.

Je pense que quelques subtilités ont du échapper au clavier de RFI (faudra peut-être changer les piles …). Et pourtant, c’est tellement subtile et difficile à voir qu’il m’a fallu aller les dénicher dans l’évidence: le choix des pays des ministres.

Commençons par l’Irlande. Un pays en périphérie de l’Europe, aussi bien sur le plan géographique qu’économique et politique. On ne peut pas vraiment dire que l’Irlande pèse aussi lourd que l’Allemagne dans l’Union. N’oublions pas que 56% des Nord-Irlandais étaient contre la sortie de l’UE, et ils sont aujourd’hui 44% à vouloir quitter le Royaume-Uni dans les cinq ans (contre 47% pour l’inverse): Une île divisée donc à la porte de l’Angleterre. Sans parler de l’Irlande du Nord, l’économie irlandais est très loin de profiter du dynamisme du voisin britannique, encore moins de celui du continent. Malgré de très fortes présences des majors de la HighTech dans le pays, l’économie réelle domestique irlandaise a énormément souffert de la pandémie et peine à s’en remettre, comme le souligne cet article:

https://www.courrierinternational.com/article/economie-ce-que-cache-le-miracle-irlandais

Le message chinois aux irlandais est le suivant: oubliée de l’Angleterre et du continent? La Chine ne vous oublie pas … La présence irlandaise en Chine est aussi un message adressé à ses voisins: j’irai chercher mon pain là où je suis attendu. Et si un jour, la Chine voudrait soutenir l’indépendance d’une île dans le monde … vous qui adorez l’indépendance des îles “rebelles”.

Puis, la Pologne. A cause de ses douloureux souvenirs du passé soviétique, la Pologne a toujours été assez proche des USA. Janvier 2019, Varsovie a arrêté un employé de Huawei et un polonais pour espionnage. Ainsi, la Pologne et le Canada sont les seuls pays au monde ayant arrêté des membres de Huawei. Cette arrestation a été suivie d’une bonne petite dizaine de milliers d’articles sur le supposé “espionnage” de Huawei par le biais de ses équipement télécom. Mais alors, pourquoi la Pologne a répondu positivement l’invitation de Pékin? Et d’ailleurs, pourquoi diable, Pékin a eu l’idée de parler aux polonais?

Il faut savoir que de récentes discussions entre Washington, Berlin et Moscou au sujet du Nord Stream 2: le gazoduc permettant d’acheminer le gaz russe directement à l’Allemagne, ont permis de débloquer la situation. Et l’Ukraine qui pensait peser dans la discussion en faisait une série de manœuvre près de la Crimée, se voit immédiatement plaquée au sol par un impressionnant déploiement militaire russe de l’autre coté de la frontière. Le ton est monté très haut entre Biden et Poutine, lorsque celui-ci se fait traiter de “tueur” par son homologue américain. En effet, l’enjeu est énorme. Si Nord Stream 2 livre ses gaz à l’Europe, l’Ukraine peut dire adieu à ses milliards rapportés par sa rente gazière en tant que pays transit. Mais la détente semble venir, et une rencontre est organisée entre Washington et Moscou. L’Ukraine a perdu, mais la Pologne s’inquiète. Elle voit bien que les USA n’hésitent pas à “oublier” ses alliés pour aller serrer la main à Poutine.

La Pologne adresse alors un message à Biden: lâchez moi comme vous avez lâché Kiev, vous verrez ce qui pourrait se passer. En effet, Pékin n’a pas l’habitude de lâcher ses alliés … L’Allemagne nazie et l’Union soviétique ont partagé la Pologne dans le passé. Une nouvelle entente germano-russe après la construction du Nord Stream 2 pose problème aux polonais, qui là aussi, gardent un souvenir douloureux. Coincée au milieu, la Pologne entend défendre ses intérêts.

Le message de Pékin adressé à l’Europe est claire: nous ne trahissons pas, nous ne changeons pas de ligne.

Je ne m’attarde pas sur la Hongrie, alliée indéfectible de la Chine en Europe. Elle est qualifiée de “tête de pont de la Chine en Europe”, et Victor Orban, le plus “chinois” des Européens.

Passons à la Serbie. Quel est le point commun entre les serbes avec les chinois? Un seul: la guerre des Balkans. Les serbes gardent de douloureux souvenirs des interventions dévastatrices et meurtrières de l’OTAN dans leur région. Et la Chine garde une humiliation des temps modernes qu’elle voit comme une cicatrice encore ouverte: la destruction de son ambassade à Belgrade par 3 bombardiers furtifs F117 de la US AirForces.

Cette invitation met en exergue un “problème” typiquement Européen: sa division. La Chine fait comprendre à l’Europe que celle-ci comporte de nombreux intérêts divergents au sein de son union. Jouer contre la Chine est un pari très risqué et Pékin n’hésitera pas à “jouer”.

Et d’ailleurs, pourquoi cette référence aux “Trois Royaumes”, l’un des 4 grands classiques de la littérature chinoise? Les Trois Royaumes désignent une situation où l’Empire Han, affaibli par les seigneurs, se divise en une opposition tri-partie où deux royaumes puissants s’opposant l’un à l’autre, et un troisième joue le rôle d’arbitre. La Chine voit l’Europe prendre ce rôle d’arbitre dans un monde tri-polaire.

Le tout est de savoir, l’Europe avec ses divisions et contradictions, a-t-elle le cran d’incarner ce rôle?

Quelqu’un envoie des piles à RFI?